• Utopistes

    Très bel article du journal suisse Le Temps sur les spécificités françaises:

     France, les derniers utopistes

     

    Le village gaulois existe encore, dans les têtes et dans les sondages. En novembre 2009, pour les vingt ans de la chute du mur de Berlin, la BBC a demandé aux habitants de vingt-sept pays leur jugement sur le capitalisme. Comme presque toujours dans ce genre d’enquête, la France est sortie du lot : 43 % des personnes interrogées ont répondu que “le capitalisme [était] fondamentalement vicié, [qu’il fallait] un système économique différent”. Dans le monde, seul le Mexique, avec 38 %, approchait ce score. En Europe occidentale, 29 % des Espagnols – autres grands sceptiques sur les vertus du marché – jugent le capitalisme “fondamentalement vicié”, et à peine 8 % des Allemands. Ce n’est pas tout : en plus de rejeter le modèle économique dominant, les Français sont aussi le peuple le plus critique à l’égard de sa propre organisation sociale. En septembre 2009, dans un autre sondage de la BBC, 84 % d’entre eux affirmaient que la richesse était répartie injustement dans leur pays, un résultat sans équivalent sur la planète.

    Quelle alternative française au capitalisme dominant ?

    Toute l’incompréhension française face au libéralisme est là. L’interaction spontanée des acteurs économiques n’est pas vue comme bénéfique pour la prospérité collective, mais comme l’expression d’égoïsmes fauteurs de désordre, qu’il faut réprimer ou au moins dépasser. C’est l’esprit du jardin à la française : l’homme doit ordonner la nature, à la façon d’un Le Nôtre traçant des perspectives rectilignes dans la végétation des parcs royaux. Dans cette optique, il ne peut y avoir d’ordre naturellement juste, seulement des situations imparfaites qui peuvent être améliorées – à condition qu’on le veuille. Tous les candidats à la présidence doivent se réclamer d’un tel volontarisme pour être élus. Nicolas Sarkozy en a d’ailleurs fait sa marque de fabrique.

    Chez les voisins d’Europe du Nord, qui se considèrent comme plus pragmatiques et plus performants, cette prétention française à dompter le chaos est source d’infinis sarcasmes. Dans le domaine économique, on y voit une preuve de naïveté, d’archaïsme, d’ignorance face à la globalisation. Mais il y a une autre manière de voir ce trait de caractère : comme une soif inassouvie d’utopie, une recherche d’alternative à un système dont on sait qu’il ne peut être le dernier mot de l’histoire humaine. Un refus orgueilleux, aussi, des évidences du monde. “C’est quelque chose que j’apprécierais plutôt chez les Français”, commente Dominique Bourg, figure française de la pensée écologique, qui enseigne à l’université de Lausanne. “D’une certaine façon, je préfère cette posture constante de râleur international à la façon dont beaucoup de peuples se sont couchés devant un système où 2 % de la population mondiale possèdent 50 % des richesses et où 50 % s’en partagent 1 %. Même assourdis, les échos de cette quête d’absolu continuent de traverser la classe politique. On l’a vu en mars, après le premier tour des élections régionales, lorsque Martine Aubry, du PS, et Cécile Duflot, des Verts, ont souhaité l’avènement d’une “société plus douce”.

    Tout le problème, bien sûr, est de savoir quel serait le contenu d’une alternative française au capitalisme dominant. Les trois chocs fondateurs du sarkozysme – Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002, le rejet de la Constitution européenne et les émeutes des banlieues en 2005 – ont accrédité l’idée d’un ébranlement irrémédiable du “modèle républicain” traditionnel. Son postulat central, le mythe d’une nation communiant dans la “passion de l’égalité”, est démenti par les faits : fossé grandissant entre élites diplômées qui s’autoreproduisent et lumpenprolétariat de travail­leurs pau­vres ; régime pyra­midal où le peuple vote peu et décide peu ; ségrégation des quartiers HLM dont les noms – cité des Poètes, des Musiciens, Pablo-Picasso… – apparaissent comme autant d’appellations mensongères plaquées sur une réalité laide. Le plus formidable de ces contresens français reste celui d’un pays qui peste volontiers contre la “dictature des marchés” – un mot des altermondialistes d’ATTAC repris par Nicolas Sarkozy –, tout en dépendant d’eux depuis trente ans pour financer ses dépenses courantes, au point d’avoir accumulé une dette de 1 489 milliards d’euros.

    Devant tant de contradictions, on comprend que les radicaux d’aujourd’hui se soient réfugiés dans les bois ou dans des villages du Massif central, où de petites communautés réapprennent le travail de la terre. Mais cette contestation par le mode de vie vise à fuir le monde, faute de pouvoir le changer. Dans la sphère intellectuelle, la quête d’alternatives tourne à vide. Le plus en vogue des philoso­phes français du moment, le communiste Alain Badiou, 73 ans, est sans doute le dernier à proposer un changement radical de système par la révolution. [Mais] il semble peu goûter la frugalité de la vie à la ferme et des potagers cultivés à la main. “C’est typique de la gauche française, estime Dominique Bourg. Badiou rêve de la révolution mais vit pépère en tant que fonctionnaire de l’Etat.” (Il enseigne à l’Ecole normale supérieure.) Selon le pro­fesseur lausannois, “même l’hypergauche ne croit plus aux lendemains qui chantent”, et les intellectuels radicaux “se réfugient dans une sorte de nihilisme ludique”. Cette tendance s’est manifestée dans le saccage des vitrines et du mobilier urbain de Poitiers par un collectif anticarcéral, en octobre, ou dans les coupures sauvages d’électricité pratiquées à l’occasion d’une grève chez EDF, en avril 2009. Dans tout cela, on cherche en vain une école de pensée ou une personnalité capable de structurer un projet de civilisation différent.

    La France étant ce qu’elle est – insatisfaite, dissidente vis-à-vis de l’ordre établi en pensée sinon en actes –, il y a fort à parier que d’autres, quelque part, continuent de chercher. Avec la crise financière, et le discrédit au moins partiel du libéralisme, la vieille utopie française d’une humanité prenant en main son destin pour inventer une société meilleure peut retrouver sa raison d’être. A condition de lui donner un contenu qui soit autre chose qu’un pâle reflet des illusions du passé.


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