A 88 ans, Noam Chomsky, père de la linguistique moderne, philosophe, fervent activiste et professeur émérite au prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT), est toujours cet observateur subversif de la société américaine et des dynamiques politiques qui la traversent. Un an après l’élection de Donald Trump, l’intellectuel, critique véhément des médias, de l’impérialisme américain et de la cupidité des grandes entreprises, revient sur les raisons qui ont poussé 63 millions d’Américains à voter pour le milliardaire républicain.

Depuis un an, l’attention médiatique se focalise sur les polémiques quotidiennes dont Donald Trump est à l’origine. Au-delà de ce bruit permanent, pensez-vous que le Président a un agenda économique, politique, diplomatique et idéologique cohérent ? Et lui ou son entourage utilisent-ils ce bruit pour faire diversion ?

Nous n’avons pas, évidemment, en notre possession des documents internes qui préciseraient leurs intentions. Mais le schéma est assez clair, qu’il soit conscient ou le résultat de caprices personnels. Le processus se fait à deux niveaux. Au premier, on a ce personnage étrange à la Maison Blanche, qui avance ses pions en monopolisant quotidiennement les gros titres. Sa technique, qu’il maîtrise parfaitement, consiste à faire des déclarations plus excentriques les unes que les autres, et pendant que les analystes et les fact-checkers perdent leur temps à en déterminer le degré de mensonge ou d’approximation, il est déjà passé à la déclaration suivante, et tout le monde a oublié la précédente. Dans le même temps, il satisfait sa bande de supporteurs loyaux et jusqu’au-boutistes en faisant la nique à l’establishment, qu’ils méprisent, et souvent pour de bonnes raisons. Au second niveau, la frange la plus féroce du Parti républicain, menée par Paul Ryan [président de la Chambre des représentants, ndlr] et ses comparses, en profite pour servir les intérêts de ses soutiens - à savoir, les super-riches et les entreprises puissantes - tout en démantelant pièce par pièce un Etat fédéral censé servir les intérêts d’une population qu’ils jugent peu digne d’intérêt.

Dans quelle mesure la victoire de Trump a-t-elle été, pour vous, une surprise ?

Ça a été une surprise, mais pas une énorme surprise. Les deux partis politiques ont dérivé bien à droite pendant les années d’assaut néolibéral sur la population. Les démocrates pro-Clinton sont plus ou moins ce qu’on appelait avant des «républicains modérés». Les républicains, eux, sont carrément sortis du spectre parlementaire traditionnel. Leurs politiques sont si réactionnaires que, pour obtenir des voix, ils doivent faire appel à des segments de la population qui ont toujours existé mais qui avaient rarement été mobilisés en tant que force politique : les chrétiens évangéliques, les suprémacistes blancs, les nationalistes radicaux, qui avaient été mis sur la touche pendant les années néolibérales. Une majorité de travailleurs avait déjà été malmenée une génération plus tôt, résultat d’une spectaculaire concentration des richesses. Pendant des années, chaque candidat aux primaires républicaines qui ne sortait pas du sérail était systématiquement écrasé par l’establishment, qui imposait son homme, l’exemple le plus récent étant Mitt Romney. La différence en 2016, c’est que ce flamboyant escroc aux cheveux orange a réussi à être plus malin qu’eux. Mais si l’on met cela de côté, il n’est pas si surprenant qu’un milliardaire avec un gros soutien médiatique et financier ait gagné l’élection. La vraie grande surprise de 2016, c’est ce succès stupéfiant de la campagne de Bernie Sanders. Il a rompu avec une longue tradition de l’histoire politique américaine : un candidat inconnu, sans soutien financier ou médiatique, et un «socialiste» assumé [aux Etats-Unis, dire de quelqu’un qu’il est «socialiste» est souvent considéré comme péjoratif, ndlr].

Dans votre dernier ouvrage, Requiem pour le rêve américain, vous démontrez que ce rêve fondé sur une promesse de mobilité sociale est mort, mais qu’il continue d’alimenter le discours politique. Le «Make America Great Again» de Trump en est l’exemple le plus récent. Pourquoi ce message est-il toujours aussi séduisant auprès de l’électorat américain ?

Pas auprès de tout l’électorat américain, mais auprès de certains segments. La base de supporteurs de Trump a été analysée très en détail. C’est une classe à revenus moyens, des hommes, petits-bourgeois, blancs, ruraux (ce qui comprend les petites villes industrielles qui ont subi de plein fouet la mondialisation néolibérale), conservateurs sur les questions sociales et très religieux. Il y a également un segment de la classe ouvrière, dont beaucoup ont voté pour Obama, envoûtés par son message d’«espoir» et de «changement» [ses slogans en 2008, ndlr], et qui ont été si profondément déçus des conséquences qu’ils se tournent, par désespoir, vers leur pire ennemi de classe. Les supporteurs de Trump ont tendance à être des gens qui regardent le passé, fantasment des parents et grands-parents travaillant dur, chaque génération faisant un peu mieux que la précédente. Sauf la dernière, qui stagne, pour des raisons qu’ils ne comprennent pas. Dans de telles circonstances, c’est facile de se laisser aller à chercher des boucs émissaires : comme la prétendue «welfare queen» [reine des allocations] dont parlait Reagan - sous-entendu, les Noirs ou aujourd’hui les Mexicains de Trump… Tout cela n’est que trop familier dans l’histoire plus ou moins récente.

Qu’est-ce qui mène une population à voter contre ses propres intérêts ? Dans votre livre, vous parlez de «colère sans objet»…

Dans l’Amérique d’après-guerre, comme dans une bonne partie du monde, ont eu lieu deux périodes socio-économiques majeures : la grande période de croissance d’un capitalisme régulé dans les années 70, qui était relativement égalitariste et qui a conduit à des acquis significatifs pour une bonne partie de la population. Puis la réaction néolibérale, qui a conduit à la stagnation, puis au déclin pour la majorité, sapant la responsabilité démocratique, permettant la croissance rapide et dangereuse des institutions financières, et une concentration obscène de la richesse et du pouvoir. Cette colère est assez compréhensible. Mais sans les manigances du Parti démocrate, Bernie Sanders aurait probablement gagné l’investiture. Ça a été fortement minimisé par les médias et les commentateurs, mais ce résultat aurait montré qu’une partie de l’électorat a, au contraire, voté dans le sens de ses intérêts.

En quoi les évolutions démographiques de la population permettent-elles de comprendre l’Amérique d’aujourd’hui, les élections de 2016 et la colère de certaines franges de la population ?

La question raciale est cruciale, avec des racines historiques extrêmement profondes que nous n’allons pas développer ici. La part de travailleurs blancs diminue, et selon certains indicateurs, les Blancs seront bientôt minoritaires dans la population. L’élection d’un président métis a rendu furieuse une partie du pays. Environ un quart des républicains croient qu’Obama pourrait bien être l’antéchrist ! Trump a gagné en célébrité en devenant le chef de file de cette folie qu’était la «birther conspiracy», qui prétend qu’Obama n’est pas né aux Etats-Unis mais peut-être au Kenya, ou ailleurs. Une des raisons pour lesquelles l’Obamacare est autant détesté, c’est parce que ce programme est associé avec celui que beaucoup voient comme un renégat noir, et même pire, un musulman ! Des études intéressantes ont montré que l’Affordable Care Act est beaucoup plus populaire que l’Obamacare, alors qu’il s’agit exactement de la même chose… Et Trump a effectivement fait sauter le bouchon de la bouteille, déversant ce racisme, ces idées dangereuses et ces croyances, les a légitimées, menaçant directement non seulement le discours civilisé et rationnel, mais surtout les droits fondamentaux et, bien sûr, les populations les plus vulnérables.

A qui profite la présidence Trump ?

C’est assez clair : ce groupe le plus féroce à la droite du Parti républicain, les ultrariches et les grandes entreprises. Le danger le plus extrême est le retrait des Etats-Unis, par l’administration Trump, de la lutte contre le changement climatique d’origine anthropique - auquel Trump ne croit pas, comme la plupart des cadres du Parti républicain. En annulant des législations de protection de l’environnement, en interdisant des travaux de recherche sur ces menaces, cette administration précipite la race humaine vers le désastre, au nom d’intérêts économiques à court terme. Elle explique qu’il faut extraire et utiliser plus de charbon pour la «croissance» et les «emplois» - des euphémismes, pour éviter de dire ce mot tabou en sept lettres : profits. Il y a aussi cette menace croissante d’une guerre nucléaire… Pendant ce temps, les démocrates coopèrent en concentrant leur attention sur des questions qui sont, au mieux, marginales, comme les ingérences russes pendant cette sacro-sainte élection. Il sera difficile, voire impossible de mesurer les effets de ces ingérences. Et quoi qu’il en soit, leur impact sur la campagne sera toujours inférieur à celui des riches donateurs et du secteur privé. Sans même parler du rôle des Etats-Unis dans l’histoire, et leurs interventions fréquentes dans les processus politiques d’autres pays…

Vous prônez toujours l’activisme, la mobilisation, pour faire face aux inégalités et relégitimer les institutions démocratiques. A vos yeux, les Américains se mobilisent-ils suffisamment ?

Ce n’est jamais assez, mais c’est tout de même considérable, notamment grâce aux rejetons de la campagne de Sanders, ou d’autres initiatives comme Black Lives Matter, l’activisme environnemental, les «villes sanctuaires», et beaucoup d’autres. La route est longue et il y a beaucoup d’obstacles à dépasser. Mais pour sûr, on ne manquera pas d’occasions.

Isabelle Hanne correspondante à New York