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    Tunisiens, où est l’islamisme ?

    On les aime bien, les Tunisiens, on les adore, plus que jamais, on ne les a jamais tant aimés, mais franchement, ils ont exagéré. Imaginez ! D’abord, ils ont osé surprendre dans son confort la classe politique française. La droite (qui la veille encore proposait aimablement ses canons à eau à Ben Ali) aussi bien que la gauche (qui a découvert, quelle surprise, que le parti de Ben Ali était encore membre de l’Internationale socialiste). Et ce n’est pas tout.

    Dans la même foulée, ils ont pris à contre-pied les télés, et leurs envoyés spéciaux, qui ont majestueusement attendu une bonne dizaine de jours, avant de s’aviser que peut-être, quelque chose était en train de se passer en Tunisie. Faire ce coup-là pendant les fêtes de fin d’année, pendant que les avions français patinent sur les aéroports enneigés, et que quelques centaines de touristes voient leurs vols retardés, a-t-on idée ?

    Le pire, c’est le bon tour joué aux experts en poussées islamistes. Amis Tunisiens, où avez-vous donc rangé l’islamisme ? Tout de même, ils auraient pu aligner, en tête des manifs, quelques barbus photogéniques, pour faire plaisir à Sarkozy et Pujadas qui, d’une seule voix, avaient classé Ben Ali à l’inventaire mondial des «remparts contre l’islamisme». On n’en demandait pas beaucoup, deux ou trois, même avec barbe fine, mais si possible en costume typique, pour la photo.

    Elle fait peine à voir, la déception à peine dissimulée des présentateurs, depuis le début des «événements». Il fallait voir Pujadas, en direct de Tunis lundi soir, cherchant ses islamistes à la lanterne, à la sortie d’une mosquée. Mais il n’y trouvait, hélas, que de simples fidèles, expliquant tranquillement que oui, bien sûr, des islamistes aux élections, au gouvernement, pourquoi pas, s’ils n’embêtent personne. Alors, ces islamistes ? Ce n’était donc qu’un fantasme ?

    Car voilà : ce que viennent de faire les Tunisiens, c’est ni plus ni moins chambouler d’immémoriales représentations du JT, et donc aussi un peu les nôtres, Français. Au JT, la «rue arabe» est forcément fanatisée, elle s’exprime en hurlements de rage ou de douleur dans des capitales indistinctes, et est incapable d’autre chose que de brûler des drapeaux américains. Et soudain, d’une révolution arabe, émergent des mots d’ordre tout droit surgis des révolutions européennes et des Lumières, avec, croyait-on, copyright occidental exclusif : liberté, dignité, justice, débat pluraliste, et démocratie.

    Et que voit-on ? Pendant que les présentateurs français tremblent encore de voir «des islamistes» entrer au gouvernement tunisien, c’est… un blogueur, qui y déboule, un blogueur facétieux et plein d’humour, Slim404 (ainsi baptisé en raison de la phrase «erreur 404» qui s’affichait, sous Ben Ali, à la place des sites censurés par le pouvoir). Slim404, donc, alias Slim Amamou, secrétaire d’Etat à la Jeunesse et aux Sports, twitta, minute par minute, le premier Conseil des ministres.

    Ce fut une après-midi sans précédent. On était autour de la table du Conseil avec les ministres du gouvernement provisoire, les nouveaux et les autres. «C’est jouissif d’entendre le ministre de la Justice lire le mandat d’arrêt commençant par le nom de Ben Ali», twittait la petite souris Slim404. Ou encore cet aveu déchirant : «Les fonctionnaires du ministère ne veulent pas du gouvernement, y compris moi.» Ou cette adresse à ses anciens copains de manifs : «Si j’ai bien compris le ministre de l’Economie, jusqu’à maintenant nous avons perdu 3 % du PIB à cause de vos conneries.» Et notre préféré, dans sa sobriété solennelle : «Le ministre de la Défense nous assure que les frontières sont bien gardées.»

    En quelques heures et quelques twits, Slim404 avait dédramatisé la révolution, rendu ses droits à la légèreté au cœur d’un moment d’histoire, esquissé ce que pourrait être un contrôle citoyen sur un gouvernement, et tranquillement réinventé la fonction de porte- parole du gouvernement. Excusez du peu ! Sans doute - peut-être - ses collègues ministres vont-ils lui confisquer son jouet lors des prochaines réunions. On souhaite vivement qu’il résiste à la pression. Ce sera un test.

    N’empêche. L’espace de quelques heures, c’est non seulement l’ancien régime Ben Ali, mais toute la solennité française, les comptes rendus de Conseil des ministres coincés dans les dorures, la langue de bois des communiqués, le benalisme courtisan qui gangrène les âmes, qui prennent mille ans d’un coup. C’est beaucoup. Ah non, Tunisiens, la France éternelle ne vous dit pas merci.

    Daniel Schneiderman, Libération, 24/01/2011


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