• Soudan du Sud : repartir sur des ruines

    Par Célian Macé — 2 mai 2016

    Libération

    Le président Salva Kiir et le chef rebelle Riek Machar affichent leur entente nouvelle, dans une mise en scène irréelle pour les habitants d’un pays ensanglanté par les atrocités de deux ans de guerre civile.

    Il aura mis une semaine à accepter de monter dans l’avion qui devait le ramener à Juba, la capitale du Soudan du Sud, où il n’avait plus mis les pieds depuis décembre 2013. Le chef de la rébellion, Riek Machar, se méfie tellement du président Salva Kiir qu’il avait exigé que sa garde rapprochée puisse être armée de lance-roquettes pour faire le voyage depuis Gambela, en Ethiopie, où il s’était exilé. En face, le chef de l’Etat, soupçonneux, aura traîné jusqu’au bout pour accepter les conditions du retour de son rival. Mardi dernier, l’image des deux hommes réunis se serrant la main, tout sourire, au palais présidentiel, après deux ans d’une guerre civile qui a fait basculer plusieurs régions du pays dans l’horreur, a dû sembler surréaliste pour de nombreux Sud-Soudanais.

     

    «Je présente mes excuses au peuple pour cette situation que nous, les dirigeants, avons provoquée, a dit Salva Kiir lors de la prestation de serment de Riek Machar, qui a retrouvé son fauteuil de vice-président selon le plan prévu par l’accord de paix. Vous avez été patients tout au long de cette crise.» Vendredi, Kiir et Machar se sont partagé les 30 postes de ministres du nouveau gouvernement d’union, censé mettre fin à la guerre. Celle-ci a pourtant été déclenchée par les deux mêmes protagonistes, engagés dans un duel à mort pour contrôler la tête du jeune Etat, qui a accédé à l’indépendance en 2011.

    «Massacres ciblés». En juillet 2013, Salva Kiir avait limogé Riek Machar. Ce dernier, qui attendait son tour pour accéder à la présidence, s’est estimé lésé. Le 15 décembre 2013, ses partisans affrontent les soldats du gouvernement à Juba. «Dans les trois jours qui ont suivi, les forces loyales au Président ont procédé à des massacres ciblés de civils dans la capitale», raconte Emilie Poisson, à l’époque responsable de l’ONG Acted sur place. Les Nuer, l’ethnie de Riek Machar, soupçonnés de complicité avec le chef rebelle, cherchent refuge dans les sites onusiens. «En moins d’un mois, il y avait plus de 70 000 déplacés à Juba même», témoigne l’humanitaire. Dans d’autres régions, ce sont les Dinka, auxquels appartient Salva Kiir, qui fuient les violences. Riek Machar parvient à s’échapper de Juba et reconstitue une armée. Les Etats de Jonglei, Unité et du Haut-Nil sont le théâtre d’affrontements entre les forces gouvernementales du SPLA et les rebelles du SPLA-IO (pour «in opposition»). Deux lettres de différence qui ont fait des dizaines de milliers de morts. Les villes de Bor, Malakal, Bentiu, notamment, changent plusieurs fois de mains.

    A chaque fois, les civils qui parviennent à gagner un camp de l’ONU décrivent des tueries de masse, des viols, des pillages, des habitations brûlées. Les cadavres sont laissés à l’air libre sur les places publiques. Dans cette guerre de raids, les belligérants capturent le bétail, dévastent les récoltes et détruisent les villes. La Mission des Nations unies au Soudan du Sud (Minuss) en est réduite à compter les morts. Elle dénonce dans un rapport «une stratégie délibérée de la part du gouvernement visant à priver les civils de tout moyen d’existence afin de forcer leur déplacement».

     

    En octobre 2014, puis en avril et août 2015, le conflit atteint des sommets de violence. Le changement d’alliance des combattants Shilluk, qui lâchent le SPLA pour rejoindre Riek Machar, engendre de nouvelles représailles sur des bases ethniques. L’ONU recueille des témoignages racontant des exécutions sommaires, des femmes brûlées vives dans leur maison après avoir été violées, des cas d’esclavage sexuel et des tortures. «Ce n’est plus un secret pour personne : au Sud Soudan, à chaque fois qu’une zone est conquise, les vainqueurs violent les femmes des vaincus, explique le géographe Franck Derrien, chercheur associé au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales de Khartoum. Des cas de cannibalisme forcés ont été rapportés. Il va falloir des décennies pour créer le sentiment d’appartenir à une même communauté nationale.»

     

    Pick-up surchargés. Dans l’est et le nord du pays, les bandes de soldats, dont les allégeances varient, affrontent aussi des milices villageoises d’autodéfense. Plusieurs milliers d’enfants sont recrutés. «Dans cette région, les très jeunes hommes, dès 12 ans, gardent les troupeaux avec une kalachnikov en bandoulière. Ils sont logiquement aspirés dans la guerre», rappelle Emilie Poisson. «Des survivants ont raconté qu’on a laissé saigner à mort des garçons émasculés, que des filles de 8 ans ont été violées collectivement puis assassinées, relatait en juin le directeur général de l’Unicef. Des enfants ont été attachés ensemble avant que leurs agresseurs ne leur tranchent la gorge. D’autres ont été jetés dans des bâtiments en feu.»

     

    L’ONU estime que le conflit a déjà fait 50 000 victimes (un chiffre sous-évalué selon les ONG) et 2,4 millions de déplacés, dont plus de 600 000 dans les pays voisins. Les camps de protection de l’ONU - 170 000 places au total - sont débordés et l’immense majorité des déplacés internes restent invisibles. Ils survivent en errant dans le bush ou les marécages, hésitant à se regrouper pour ne pas constituer une cible des groupes armés. Isolés dans des zones inaccessibles, certains meurent de faim, d’après les récits collectés par la Minuss. Le Haut-Commissariat aux réfugiés et le Programme alimentaire mondial ont annoncé lundi dernier qu’ils faisaient face à un déficit de plus de 350 millions d’euros pour remplir leurs missions au Soudan du Sud (lire ci-dessus).

     

    L’accord signé par Salva Kiir et Riek Machar en août à Addis Abeba, en Ethiopie, n’a pas fait cesser les combats. Et le processus de paix avance au ralenti. Le retour de Riek Machar à Juba, étape cruciale qui était très attendue par la communauté internationale, est aussi un événement à haut risque. La rébellion a fait revenir 1 400 soldats dans la capitale pour l’occasion. Ils restent cantonnés autour de la résidence de leur chef, mais font face à 3 400 hommes du SPLA, qui circulent dans la ville dans des pick-up surchargés et tiennent les check-points. Conformément à l’accord de paix, le reste des combattants ne sont pas autorisés dans un rayon de 25 kilomètres autour de Juba.

     

    Les leaders des deux camps, des militaires qui ont combattu côte à côte mais aussi, déjà, l’un contre l’autre à l’époque de la guerre avec Khartoum, doivent désormais former un gouvernement d’union nationale. «Je n’ai aucune foi en eux, lâche un responsable humanitaire à Juba. Ce pays et ces gens ont un potentiel énorme, mais ils sont parfois habitués à la guerre depuis si longtemps que c’est devenu l’unique mode de vie qu’ils connaissent.» Il ne fait guère de doute que les vieux ennemis sauront à nouveau se partager le gâteau du pouvoir. Mais ils auront, entre-temps, ruiné l’enfance du plus jeune Etat du monde.

    Célian Macé


    Tags Tags : , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :