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    samedi 11 mai 2019

    Thomas Piketty : « L'Europe et le clivage de classe »

    Si les élites intellectuelles et économiques soutiennent l'Union européenne telle qu'elle existe, les catégories modestes la rejettent, rappelle l'économiste dans sa chronique au « Monde ». Mais il n'y a aucune fatalité à cela. Thomas Piketty

    Chronique. Trois ans après le référendum sur le Brexit, et à la veille de nouvelles élections européennes, l'Europe suscite toujours un scepticisme aussi fort, en particulier au sein des catégories sociales les plus défavorisées.

    Le mal est profond et ancien. Dans toutes les consultations référendaires depuis un quart de siècle, les classes populaires ont systématiquement exprimé leur désaccord avec la construction européenne telle qu'elle leur était proposée, alors que les classes les plus riches et les plus favorisées la soutenaient.

    Lors du référendum sur le traité de Maastricht, en 1992, on constate que les 60 % des électeurs disposant des revenus, des patrimoines ou des diplômes les plus bas ont voté pour le non, alors que les 40 % des électeurs du haut favorisaient le oui, avec un écart assez fort pour qu'au total le oui l'emporte d'une courte tête (51 %). Rebelote avec le traité constitutionnel en 2005, sauf que cette fois seuls les 20 % du haut soutiennent le oui, alors que les 80 % du bas favorisent le non, d'où une nette victoire de ce dernier (55 %). Idem lors du référendum sur le Brexit, en 2016 : cette fois-ci, les 30 % du haut soutiennent le maintien dans l'UE avec enthousiasme. Mais comme les 70 % du bas préfèrent la sortie, cette dernière l'emporte avec 52 % des voix.

    Comment expliquer que les votes autour de l'Union européenne se caractérisent toujours par un clivage de classes aussi marqué ? Ce résultat est d'autant moins évident que la structure du vote pour les différents partis a depuis longtemps cessé d'avoir une structure classiste aussi nette, avec les trois dimensions de clivage social (diplôme, revenu, patrimoine) tirant dans le même sens. Depuis les années 1970-1980, les plus diplômés ont nettement basculé pour les partis de gauche dans les deux pays, alors que les plus hauts revenus et patrimoines continuaient de soutenir un peu plus fortement les partis de droite, eux-mêmes en recomposition. En revanche, lors des votes européens de 1992, 2005 et 2016, les élites intellectuelles et économiques des deux camps se sont retrouvées à soutenir l'UE telle qu'elle existe, alors que les catégories modestes de gauche et de droite la rejetaient.

    « L'Union européenne, telle qu'elle s'est construite au cours des dernières décennies, fonctionne objectivement au bénéfice des plus favorisés »

    Pour expliquer cette situation, les classes les plus favorisées ont bien une explication : les catégories populaires seraient nationalistes et xénophobes, voire arriérées. Sauf que la xénophobie du peuple n'est pas plus naturelle que celle des élites. Il existe une explication beaucoup plus simple : l'Union européenne, telle qu'elle s'est construite au cours des dernières décennies, s'appuie sur la concurrence généralisée entre territoires, sur le dumping fiscal et social en faveur des acteurs économiques les plus mobiles, et fonctionne objectivement au bénéfice des plus favorisés. Tant que l'Union européenne n'aura pas pris des mesures symboliques fortes pour la réduction des inégalités, par exemple un impôt commun pesant sur les plus riches et permettant d'abaisser celui des plus pauvres, cette situation perdurera.

    La vision hayekienne toujours prégnante

    Cette opposition entre plusieurs visions de l'Europe n'est pas nouvelle, et elle gagne à être remise en perspective historique. En 1938, de jeunes militants lancent le mouvement Federal Union au Royaume-Uni. Vite rejoint par des figures universitaires comme Beveridge et Robbins, il inspira la proposition de création d'une Union fédérale franco-britannique formulée par Churchill en juin 1940, refusée par le gouvernement français alors réfugié à Bordeaux, qui préfère donner les pleins pouvoirs à Pétain. Il est intéressant de noter qu'un groupe d'universitaires britanniques et français s'était réuni à Paris en avril 1940 pour étudier le fonctionnement d'une possible union fédérale, d'abord au niveau franco-britannique, puis élargie au niveau européen, sans parvenir à un accord.

    « Dès la fin des années 1930, la sociologue Barbara Wootton proposait un impôt fédéral sur le revenu et les successions, avec un taux supérieur de 60 %, doublé d'un système de revenu plafond et de succession maximale »

    La vision la plus imprégnée de libéralisme économique était défendue par Hayek, qui souhaitait une pure union commerciale fondée sur les principes de la concurrence, de la liberté des échanges et de la stabilité monétaire. Robbins était sur une ligne assez proche, tout en envisageant la possibilité d'un budget fédéral, et en particulier d'un impôt fédéral sur les successions au cas où la liberté des échanges et la libre circulation des personnes ne suffiraient pas pour diffuser la prospérité et réduire les inégalités. D'autres membres du groupe avaient des visions beaucoup plus proches du socialisme démocratique, à commencer par Beveridge, adepte des assurances sociales, ainsi que la sociologue Barbara Wootton, qui proposait un impôt fédéral sur le revenu et les successions, avec un taux supérieur de 60 %, doublé d'un système de revenu plafond et de succession maximale.

    Les participants à la réunion se séparèrent sur un constat de désaccord sur le contenu économique et social de l'union fédérale envisagée. Tous ces débats autour du mouvement Federal Union eurent un écho dans l'Europe entière. Altiero Spinelli, militant communiste alors emprisonné dans les geôles de Mussolini, s'en inspira par exemple pour rédiger en 1941 son Manifeste pour une Europe libre et unie , ou Manifeste de Ventotene (du nom de l'île où il était emprisonné).

    Il n'existe pourtant aucune fatalité à ce que l'Europe actuelle reste imprégnée d'une vision hayekienne. L'étendard européen est aujourd'hui instrumentalisé par des personnes qui s'en servent pour imposer leur politique de classe. Mais il ne tient qu'à nous de se rappeler que l'Europe pourrait également s'organiser différemment, comme l'avaient déjà pensé Wooton, Beveridge ou même Robbins il y a près de quatre-vingts ans.

    Thomas Piketty


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  • Une réaction au discours d'E. Philippe:


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    Au sujet de l'"universalité":

    https://www.facebook.com/arretsurimages.net/videos/442221053339707/

     

    Témoignage d'une retraitée pauvre:

    https://www.facebook.com/lavraiedemocratie/videos/439528516732672/


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  • https://www.franceculture.fr/emissions/la-transition/cnews-zero-emissions-de-co2


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