• la stratégie de Daesh

    La stratégie de Daech pour miner l’Occident de l’intérieur

     

    Dans un cocktail étonnant de professionnalisme et d’amateurisme, la mouvance terroriste déploie ses opérations par le biais de petites cellules djihadistes disséminées dans les pays dits « croisés ».

     

    C’est un pavé de 1600 pages, diffusé sur le Web dès 2004 et que certains experts qualifient de « Mein Kampf du djihadisme ». Intitulé l’Appel à la résistance islamique globale et sous-titré Votre guide sur le chemin du djihad, il a des airs de méthode Assimil ou de topo de formateurs en entreprise.

    Son auteur, l’Hispano-Syrien Abou Moussab al-Souri (« le Syrien »), un ingénieur ancien cadre d’al-Qaida, y décrit ce qui semble être aujourd’hui le plan de bataille de l’État islamique (EI) : une stratégie de conquête étonnamment moderne, à la fois pragmatique et souvent délirante, dont l’outil principal est la provocation. Décryptage.

    Un système collaboratif

    Dans son « appel », al-Souri, djihadiste de la première heure, tire les leçons des erreurs du passé. Al-Qaida était une organisation pyramidale qui a pâti de la mort ou de l’emprisonnement de ses leaders ? Il élabore un système fondé sur des petites cellules installées dans les pays « croisés », occidentaux. Celles-ci regroupent des djihadistes qui adhèrent à un même corpus de croyances, sont engagés sous une même bannière, mais qui n’appartiennent pas à une organisation à proprement parler. Pour reprendre le jargon des ressources humaines, al-Souri propose un management en réseau plutôt que vertical.

    L’ingénieur conseille également de combiner local et global : un djihad global sur un territoire où est menée la guerre sainte, qu’il nomme le « front ouvert » – aujourd’hui la zone contrôlée par Daech, à cheval entre la Syrie et l’Irak – et un djihad individuel mené au cœur des pays occidentaux. Le front ouvert fournit le matériel, des camps d’entraînement et, s’il le faut, une zone de repli à des individus qui, eux, mènent des actions dans leur pays de résidence grâce aux possibilités d’« autoformation » qu’offre aujourd’hui le Web.

    L’initiative spontanée valorisée

    « Chaque brigade se forme elle-même, choisit sa cible seule et l’attaque, puis revendique l’action auprès des médias », écrit al-Souri. Celui-ci encourage même la compétition entre les groupes, les priant de bien tenir le compte des actions menées, le nombre des martyrs tombés par exemple, afin de favoriser l’émulation… Une stratégie qui expliquerait le cocktail étonnant de professionnalisme et d’amateurisme constaté lors des opérations passées, ceux qui se décident à agir n’étant pas forcément les « meilleurs » éléments de la mouvance. Comme lorsqu’en août dernier un terroriste a voulu mitrailler les voyageurs d’un train Thalys, avant d’être maîtrisé rapidement par des militaires américains en vacances.

    Qu’importe les ratés, l’objectif est de déstabiliser le pays choisi, grâce à la multiplication de ce type d’action, par capillarité. « Il s’agit de transformer des initiatives prises, dans le passé, de façon spontanée en un phénomène qui devienne alors la lutte de l’ensemble de l’oumma (la communautés des croyants musulmans, NDLR) et non pas celle d’une simple élite », écrit al-Souri.

    Le principal objectif de ce « djihad de proximité », selon l’expression du politologue Gilles Kepel, est de provoquer des représailles : faire monter une islamophobie massive qui inciterait en réaction les musulmans à se soulever contre le reste de la population. L’ambiance de guerre civile ainsi créée faciliterait la conquête du territoire. « Dans la classification de Souri, ces attentats à caractère dispersé appartiennent à une première phase, qu’il nomme “guerre d’usure” et dont le but est de déstabiliser l’ennemi. Une deuxième, celle de “l’équilibre”, voit les cellules attaquer systématiquement l’armée ou la police, en pourchasser et exécuter les chefs, s’emparer des zones qu’il est possible de libérer. Pendant la troisième, la “guerre de libération”, les cellules se basent sur les zones libérées pour conquérir le reste du territoire, tandis que derrière les lignes ennemies continuent assassinats et attentats, qui achèvent de détruire le monde de l’impiété », écrit Gilles Kepel dans son livre Terreur et martyre, relever le défi de civilisation (Flammarion).

    L’instauration d’un califat

    D’autres écrits confirment cette stratégie sur le long terme. C’est le cas de Gestion de la barbarie, publié sur le Web en 2004 et dont l’auteur, Abu Bakr Naji, ancien cadre d’al-Qaida lui aussi, décrit avec précision les phases nécessaires à l’instauration d’un califat islamique dans le pays visé : une série d’actions d’intensité croissante finissent par décrédibiliser l’État central, qui en vient à délaisser des zones entières de son territoire pour concentrer ses forces sur des points stratégiques.

    Livrés à la loi de la jungle, la « barbarie » du titre, les populations abandonnées se laissent plus facilement contrôler par les djihadistes et finissent même par accepter l’instauration de la charia, promesse d’ordre dans le chaos.

    La prophétie apocalyptique

    Mais l’apparente rationalité de ces textes ne doit pas faire oublier la folie djihadiste. À cette stratégie de conquête s’ajoute une propagande intense autour de l’apocalypse. Au centre du discours eschatologique de Daech, il y a Dabiq, une petite ville syrienne proche de la frontière turque, au nord d’Alep. Le nom de cette ville est connue de tous les djihadistes. C’est même le titre de leur principal magazine de propagande en anglais. C’est là où devrait se jouer la scène la plus importante de l’apocalypse, selon certaines traditions relatives aux actes et aux paroles du prophète Mahomet (hadiths) : la bataille du Jugement dernier entre les musulmans et les « roums », les Byzantins et les chrétiens. Aujourd’hui, de nombreux combattants de Daech sont convaincus que cette bataille aura lieu et qu’elle verra la victoire des musulmans sur les « roums ».

    Et là encore, la stratégie vis-à-vis des Occidentaux est la provocation : il s’agit de pousser leurs armées à intervenir sur le terrain. Le journaliste et ancien otage de Daech Nicolas Hénin raconte ainsi dans son livre Jihad Academy (Fayard) que la plupart des djihadistes de l’EI ont accueilli la nouvelle des bombardements occidentaux avec joie : pour eux, cela prouvait que la prophétie était en train de s’accomplir.

    Que faire alors pour contrer cette stratégie ? Se garder sans doute de deux attitudes : croire que Daech ne serait qu’un phénomène irrationnel, sans stratégie, une organisation de fous furieux ; ensuite, prétendre au contraire qu’il planifie tout sur le très long terme. La vérité est entre les deux. Or, choqués par les attentats, nous avons tendance à ne plus penser le phénomène djihadiste. « Il y a une sorte de fascination pour leur propagande. Nous sommes happés, sidérés par leurs vidéos, comme devant un film d’horreur. Il nous faut sortir du mythe et toujours revenir à la réalité », explique Myriam Benraad, spécialiste de l’Irak.

    Il faut aussi lutter contre leur vision du monde. « Au centre de celle-ci se trouve la croyance selon laquelle les autres communautés ne peuvent pas vivre en harmonie avec les musulmans », écrit Nicolas Hénin dans une tribune publiée dans The Guardian le 19 novembre. Et de conclure : « Nous devons impérativement rester forts et résilients, puisque c’est ce qu’ils craignent. Je les connais : nos bombardements, ils les attendent. Ce qu’ils craignent, c’est notre unité. »


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